Suicide chez les agriculteurs : il faut agir vite et bien !

Le 12 décembre je me suis exprimé au nom du groupe socialiste et républicain sur la proposition de loi (PPL) de mon collègue Henri Cabanel visant à lutter contre le suicide chez les agriculteurs.

Cette PPL a le mérite d’ouvrir un débat parlementaire sur la surmortalité par suicide dans le monde agricole. Trop longtemps tabou, le suicide des agriculteurs commence à émerger dans le débat public, notamment grâce à des films comme « Au nom de la terre ». En revanche, elle n’aborde le problème que par la seule entrée de la situation bancaire, ce qui est loin de recouvrir l’ensemble des facteurs de risques pouvant mener au suicide.

Afin de pouvoir approfondir le sujet, nous avons demandé un « renvoi en commission », pour que le texte puisse être enrichi.

De même, nous avons décidé, au sein de la commission des affaires économiques du Sénat, de créer un groupe de travail qui devra formuler des propositions en matière de prévention, d’accompagnement… et, j’espère aussi, de remise en cause de notre modèle agricole productiviste, responsable pour une grande part de la détresse des agriculteurs. J’aurai l’honneur d’y siéger avec mon collègue Alain Duran.

Sur le même sujet : http://jc-tissot.fr/au-nom-de-la-terre-projection-debat-au-senat/

Voici le détail de mon intervention :

Monsieur le Président,
Monsieur le Sénateur CABANEL,
Madame la Rapporteure, Chers Collègues,

Avant d’entrer dans l’analyse de cette proposition de loi, je voudrais d’abord remercier notre collègue Henri Cabanel, qui nous donne l’occasion de consacrer une séance publique de notre Haute Assemblée à cette terrible réalité qu’est la surmortalité par suicide des agriculteurs.

Les chiffres sont alarmants. La récente étude de la Mutuelle Sociale des Agriculteurs fait état de « 605 décès par suicide » en 2015 : dont 372 chefs d’exploitation (292 hommes et 80 femmes), soit un suicide par jour environ, et 233 salariés agricoles.

Le risque de se suicider est plus élevé de 12,6% chez les agriculteurs que chez les autres actifs. Pour les agriculteurs les plus pauvres, ce chiffre atteint 57%.

Ce n’est pas un phénomène nouveau. Depuis la fin des années 60 et l’apparition des données de suicide par catégorie socio-professionnelle, on constate que les agriculteurs sont au sommet de la pyramide des suicides.

Mais, pendant longtemps ces données sont restées dans l’ombre. Comme dans le reste de la Société, le suicide est un tabou dans le monde agricole. Peut-être plus encore car, au-delà de la « honte » associée à ce décès, le suicide a souvent été exclu des garanties des assurances. Aussi, des générations de paysans ont tu le suicide de leurs collègues, les faisant passer pour des « accidents ».

Cette problématique a commencé à percer dans le débat public au moment de la crise du lait, il y a 10 ans. Aujourd’hui encore les éleveurs bovins et les producteurs laitiers sont particulièrement touchés.

Le film « Au nom de la terre », sorti il y a quelques mois, a également contribué à mettre en lumière ce fait social majeur. Nous avons eu la chance de pouvoir assister à une projection-débat la semaine dernière en présence de l’équipe du film. Pour celles et ceux qui, comme moi, vivent ou ont vécu du travail de la terre, il sonne de manière très juste. Si juste qu’il peut être extrêmement douloureux à regarder jusqu’à la fin…

Et, aujourd’hui, grâce à la proposition de loi de notre collègue CABANEL, nous disposons d’un temps dédié dans cet hémicycle pour aborder les réponses que nous pourrions apporter en tant que législateurs.

Dès lors que nous n’acceptons pas le suicide comme une fatalité, la première de ces réponses est nécessairement la prévention. Le professeur Michel DEBOUT, précurseur en France de l’approche en santé publique du suicide, plaide depuis longtemps pour une politique de prévention rénovée et renforcée qui permettrait, comme dans d’autres pays, d’éviter de nombreux suicides.

Avec ce texte, notre collègue nous propose une piste pour contribuer à la détection des paysans en détresse : à savoir, de faire des agents bancaires des acteurs de cette prévention. Ainsi, ces agents qui repèreraient des « signaux faibles financiers » auraient la possibilité de signaler leurs clients agriculteurs en difficulté financière – avec leur accord exprès – à une structure de suivi et d’écoute de la MSA.

Si l’intention est incontestablement louable, les indicateurs, les outils de suivi ou les acteurs responsabilisés dans cette PPL, ont été sérieusement questionnés tout au long des auditions que nous avons conduites ces dernières semaines.

Face à un fait social aussi complexe et multifactoriel que le suicide, une réponse aussi parcellaire ne peut bien évidemment pas être adéquate. Il nous semble que d’autres pistes pourraient être utilement explorées pour améliorer la détection et la prévention des passages à l’acte. Au-delà, il nous paraît fondamental de pouvoir intervenir à un niveau structurel pour lutter efficacement contre le suicide des agriculteurs.

Le « sursuicide » dans le monde agricole résulte d’une combinaison de plusieurs facteurs. La situation économique des agriculteurs ou leur surendettement n’expliquent pas à eux seuls la dépression profonde qui conduit au suicide. A cette détresse économique se surajoutent d’autres grands facteurs de risques : l’isolement social, une intrication tout à fait particulière entre vie familiale et vie professionnelle, l’effondrement du sens donné à sa vie face à l’impossibilité de transmettre l’exploitation (qui explique notamment la proportion importante de suicides chez les agriculteurs âgés) ou encore la perte brutale de repères ou de perspectives, lors de la survenue d’événements climatiques lourds par exemple.

Le paysan ne partage pas facilement ses difficultés avec son voisin, ou même sa famille. Le fera-t-il plus facilement avec le gestionnaire de son compte ?

C’est pour ces raisons, qu’avec le groupe socialiste et républicain, nous pensons qu’un employé de banque n’est pas forcément le mieux placé ou formé pour aider un agriculteur en difficulté. Comment un agent bancaire, sans formation, saura-t-il trouver les bons mots pour proposer à son client de le signaler à la MSA ? C’est une responsabilité bien lourde à confier à des personnes qui n’ont reçu aucune indication dans leur formation initiale pour intervenir de manière appropriée auprès de personnes particulièrement fragiles.

En outre, de par sa profession, l’employé de banque ne peut apprécier que la variable économique. Or, être « à découvert », fait partie intégrante de la vie des agriculteurs. Cet indicateur nous apparaît donc comme peu pertinent.

De même, les auditions ont fait ressortir que l’anonymat était l’un des facteurs permettant la réussite du système d’écoute proposé par la MSA. Un tel mécanisme mettrait nécessairement à mal ce préalable de l’anonymat, pour un bénéfice difficile à appréhender en l’état.

Cependant, nous souhaiterions que d’autres pistes de réflexion puissent être explorées pour enrichir le travail de notre collègue CABANEL.

Ainsi, d’autres « lanceurs d’alerte » pourraient être mis à contribution, parmi ceux qui sont au contact direct des paysans. Il pourrait s’agir des vétérinaires, des coopératives agricoles, des syndicats, des chambres d’agricultures ou encore des travailleurs sociaux, etc.

Edouard Bergeon, le réalisateur de « Au nom de la terre », appelle à soutenir davantage l’association « Solidarité Paysans ». Les équipes de Solidarité Paysans accompagnent depuis plus de 30 ans les agriculteurs en difficultés dans nos territoires. Ils disposent ainsi de la connaissance des mécanismes à l’oeuvre et du savoir-faire pour y répondre. Mais leurs moyens sont loin d’être à la hauteur des enjeux.

Il pourrait également être intéressant de travailler sur des pistes ciblant précisément certains des facteurs de risques recensés. Par exemple, la lutte contre l’isolement social dans nos campagnes. Même aujourd’hui, au 21ème siècle, on se suicide quatre fois plus en milieu rural qu’à Paris ! Ou encore un meilleur accompagnement des agriculteurs victimes des aléas climatiques.

Mais nous n’aurons fait que la moitié du chemin tant que nous ne nous serons pas penchés sur les causes profondes de cette surexposition des agriculteurs au risque de suicide.

Le modèle productiviste actuel entraîne nos paysans dans une spirale de crédits et de factures à payer. Ils subissent ainsi la surenchère du « toujours plus grand » : des augmentations de rendement, des volumes de prêts bancaires contractés, des surfaces à cultiver, de bêtes à élever… Ce « toujours plus » crée un véritable cercle vicieux qui entre en résonnance avec les autres problématiques des agriculteurs.

Or, cette spirale financière et économique entraine également l’épuisement moral et physique. En effet, si les surfaces et les nombres de têtes croissent, les bras manquent, tandis que les factures et les dettes s’accumulent.

Contrairement à ce qui est martelé, ce n’est pas l’agribashing qui pousse les paysans au suicide, mais le modèle d’agriculture productiviste.

Aussi l’évolution du modèle agricole vers un mode de production raisonné et raisonnable permettrait non seulement de préserver notre planète, mais aussi le bien-être au travail de nos agriculteurs.

Cette proposition de loi permet donc de mettre la question du suicide des paysans à l’ordre du jour de nos travaux. Elle ouvre l’occasion de mener un véritable travail parlementaire. Cependant, le texte tel qu’il a été écrit ne permet pas d’embrasser l’ensemble des enjeux économiques, sociaux et structurels, qui sont au cœur du mal-être des paysans.

En tant que parlementaires, nous devons constuire un système plus complet de réponses à ce fait social inacceptable : ceux qui nous nourrissent ont de plus en plus de mal à vivre de leur travail et de plus en plus de raisons d’en mourir…

C’est pour cela que le groupe socialiste et républicain votera en faveur de la demande de renvoi en commission.

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