Proposition de résolution pour la résilience alimentaire : un rendez-vous manqué

Jeudi 12 décembre je me suis exprimé en séance publique, au nom du groupe socialiste et républicain sur la proposition de résolution de Françoise Laborde, en application de l’article 34-1 de la Constitution, sur la résilience alimentaire des territoires et la sécurité nationale.

Avec mes collègues socialistes, nous avons voté pour cette proposition de résolution (PPR) de l’article 34-1 de la Constitution. Malheureusement, malgré les 141 voix pour, 157 sénateurs s’y sont opposés.

De nombreux rapports d’information sénatoriaux s’accordent à dire qu’il y a urgence à adapter notre système de production et de consommation aux changements climatiques. En effet, production et consommation ne sont plus territorialisées et nos territoires, même ruraux, sont « alimentairement malades » car perfusés par le ballet des camions de la grande distribution. Il s’agit là d’une importante vulnérabilité de notre Nation en cas d’évènements de force majeure pouvant donner lieu à des troubles à l’ordre public.

Ainsi, une étude du cabinet UTOPIES a évalué l’autonomie alimentaire des 100 premières aires urbaines françaises à seulement 2% en moyenne ! Cela signifie que seulement 2% de la production agricole locale se retrouvent dans les différents produits alimentaires consommés localement sur une année. C’est le cas notamment de l’aire urbaine de Saint-Etienne, dont le degré d’autonomie alimentaire n’est que de 1,7 %.

Quelques interrogations concernant la mise en œuvre de cette PPR subsistent. Par exemple, il est primordial de lutter contre l’artificialisation des sols : l’implantation de « Steel » à Saint-Etienne ou le projet de l’A45 en sont d’ailleurs une malheureuse illustration. Cependant, reconnaître le foncier agricole en secteur d’activité d’importance vitale (SAIV) est-ce suffisant ?

Cette PPR me semblant néanmoins tout à fait pertinente en ce qu’elle place au centre de la sécurité nationale la question de l’alimentation, je regrette qu’elle ait été rejetée.

Voici le détail de mon intervention :

Cette proposition de résolution sur la résilience alimentaire aborde une question essentielle pour nos territoires – celle de leur autonomie alimentaire – à travers un prisme inédit : celui de la sécurité en cas de situations extrêmes.

Nous partageons pleinement le constat de départ des auteurs. En effet, les grands bouleversements climatiques et économiques que nous connaissons nécessitent de repenser notre modèle de production et de consommation alimentaires.

Ce nouveau modèle – nous en avons parlé tout à l’heure avec la proposition de loi visant à lutter contre le suicide des agriculteurs – devra aussi être plus protecteur de la santé et du bien-être des producteurs eux-mêmes.

Il est évident que face à la récurrence des aléas – climatiques comme économiques – notre agriculture devra être plus résiliente, plus diversifiée. Plus que jamais, nous avons le devoir de protéger nos terres agricoles de l’artificialisation.

Si on se réfère à l’excellente note du CEREMA sur la résilience des territoires, la « résilience » des sociétés humaines peut être définie comme leur capacité à « s’adapter à des aléas qui les menacent ».

De ce point de vue, les sénateurs du groupe socialiste ont fait de nombreuses propositions ces dernières années pour améliorer cette faculté de résilience de notre agriculture. Outre nos interventions sur les différents textes agricoles ou au moment du budget, nous avons déposé plusieurs textes qui ont été examinés en séance publique :

  • Une proposition de résolution visant à encourager le développement d’outils de gestion de l’aléa économique en agriculture, adoptée le 6 avril 2016 : nous y préconisions notamment d’activer le mécanisme de stabilisation des revenus au sein du 2ème pilier de la PAC comme le permettraient les règlements européens, de travailler sur le sujet de l’assurance-récolte (sujet que semble vouloir relancer le Gouvernement actuellement) ou encore de construire un système de mutualisation du risque économique en agriculture.
  • Une proposition de loi visant à mettre en place des outils de gestion des risques en agriculture, adoptée le 30 juin 2016, qui s’inscrivait dans la continuité de cette PPR. Nous proposions de mettre en place des fonds de stabilisation des revenus agricoles dans chaque région, d’expérimenter la mise en œuvre dans les territoires de mécanismes de gestion mutualisée des risques économiques agricoles, d’augmenter le taux de soutien à la souscription d’assurances par les agriculteurs ou encore de doubler la taxe sur les terres agricoles rendues constructibles.
  • Une proposition de résolution en faveur de la création de paiements pour services environnementaux (PSE) par les agriculteurs, rejetée le 12 décembre 2018. L’objectif était d’encourager le développement des PSE – entendus comme les externalités positives de l’agriculture – c’est-à-dire l’ensemble des effets positifs sur les écosystèmes pouvant être engendrés par des modes de production ou des pratiques agricoles adaptés. Nous proposions ainsi de rémunérer de façon permanente les pratiques agricoles apportant une plus-value environnementale et climatique.

La problématique spécifique de la résilience alimentaire, dont traite la PPR que nous examinons aujourd’hui, est une question centrale.

Elle est en effet au cœur de nombreux enjeux de résilience des territoires, qu’ils soient environnementaux, économiques, sociaux ou sociétaux :

  • la réduction des émissions carbone liés aux transports,
  • La diminution de la vulnérabilité et la dépendance aux matières premières importées,
  • la sécurisation des approvisionnements,
  • l’amélioration de la qualité et de la traçabilité des produits consommés,
  • la maîtrise de la consommation individuelle et de la pollution associée,
  • la relocalisation des emplois sur les territoires,
  • le développement d’une économie locale plus inclusive qui laisse de la place pour tous et redonne du sens aux missions fondamentales des  agriculteurs locaux : nourrir le territoire et entretenir ses paysages.

Or, en matière d’alimentation, nos territoires ne maîtrisent qu’une partie infime des ressources agricoles qui vont servir à la consommation de leurs populations.

Ainsi, une étude du cabinet UTOPIES a évalué l’autonomie alimentaire des 100 premières aires urbaines françaises à seulement 2% en moyenne ! Cela signifie que seulement 2% de la production agricole locale se retrouvent dans les différents produits alimentaires consommés localement sur une année.

Les situations varient à peine d’un territoire à l’autre. Le meilleur élève, Avignon, dépasse à peine les 8% d’autonomie alimentaire et seules 7 autres aires urbaines dépassent les 5%, tandis que 58 sont sous la barre des 2%. C’est le cas notamment de l’aire urbaine de Saint-Etienne, dans mon département, dont le degré d’autonomie alimentaire n’est que de 1,7 %.

Le pire dans tout cela, c’est que cette situation d’ultra dépendance alimentaire n’est même pas due à une carence de production alimentaire sur ces territoires. En effet, la même étude fait apparaître que 97% de l’agriculture locale de ces aires urbaines finit dans des produits alimentaires consommés à l’extérieur du territoire.

Le résultat le plus visible en est le fameux « ballet de camions » pointé dans l’exposé des motifs, où l’absurdité de la situation atteint son comble puisque ces camions importent et exportent parfois les mêmes aliments !

Si l’autarcie alimentaire complète n’est pas réalisable, ni même souhaitable, l’objectif d’un degré d’autonomie de 50% est tout à fait atteignable.

En effet, le potentiel agricole local des 100 premières aires urbaines pourrait, en moyenne, couvrir plus de 54% des besoins de la consommation alimentaire de leurs habitants. Même s’il existe de vraies disparités, près des 2/3 des aires urbaines disposent d’« actifs agricoles » suffisants pour être autonomes à plus de 50%.

Sur une vaste partie de notre territoire national, il ne manque donc plus que la volonté politique pour organiser la reconnexion entre production et consommation de produits agricoles destinés à l’alimentation.

Les territoires à forte densité urbaine ou dont les caractéristiques géographiques limitent le potentiel agricole (Paris, Marseille, Bordeaux, Nice, Montpellier, Creil, Forbach…) devront, plus encore que les autres, être accompagnés dans le développement de nouvelles formes d’agriculture urbaines ou semi-urbaines.

Nous partons de loin et, pour améliorer significativement l’autonomie alimentaire de nos territoires, il faudra la mobilisation de tous – pouvoirs publics nationaux, élus locaux, citoyens – autour d’une prise de conscience partagée des enjeux.

A ce titre, je souhaite donc remercier Françoise Laborde et son groupe qui, en inscrivant cette PPR, à l’ordre du jour de nos travaux, contribue à cette nécessaire prise de conscience.

Je voudrais maintenant revenir sur l’angle choisi pour aborder cette question fondamentale de la résilience alimentaire. Les auteurs de ce texte ont fait le choix de l’appréhender au travers de la question du maintien de l’ordre public. Ils relaient, avec ce texte, les travaux de recherche de Stéphane LINOU, l’un des pionniers du « manger local » en France.

Ils proposent ainsi d’anticiper sur une conséquence de la multiplication des aléas climatiques et des crises économiques, qui serait un « angle mort » de nos politiques publique : le déclenchement de troubles importants de l’ordre public sous forme d’émeutes, de blocages, etc..

Cette approche qui aurait pu être qualifiée de catastrophiste, voire prêter à sourire il y a quelques années, ne peut être négligée.

Deux études publiées cette semaine viennent vous donner raison.

Dans la première, des chercheurs autrichiens ont analysé les chiffres de production de l’Agence des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) pour les principales zones de production  mondiale de blé, de maïs et de soja. Il en ressort « une augmentation significative de la probabilité » de mauvaises récoltes liées au climat dans plusieurs régions productrices en même temps.

Ce qui conduit l’auteure principale à nous alerter sur le fait que : « Les chocs climatiques subis par la production agricole contribuent aux pics de prix et à la famine et pourraient déclencher d’autres risques systémiques, comme des troubles politiques ou des migrations ».

Dans la seconde étude, des chercheurs de l’Institut sur le changement climatique de Potsdam en Allemagne, mettent en garde sur un risque « multiplié par 20 » de canicules simultanées affectant des zones de l’hémisphère Nord représentant jusqu’à un quart de la production mondiale.

Ces canicules plus nombreuses et de plus en plus sévères menacent « la disponibilité en nourriture non seulement dans les régions affectées mais dans des régions plus lointaines qui peuvent enregistrer pénuries et augmentations des prix ».

Les effets critiques des bouleversements climatiques que vous anticipez ne peuvent donc plus être assimilés, par personne, à des scénarios de science-fiction.

Si je vous ai suivis jusqu’ici, mes chers collègues, tant sur le caractère fondamental de la résilience alimentaire que sur la pertinence de la mettre en regard des questions de sécurité nationale, je m’interroge en revanche sur l’outil principal que vous proposez, à savoir la reconnaissance de notre agriculture comme Secteur d’activité d’importance vitale ou SAIV.

Il ne s’agit pas d’une interrogation sur le bien-fondé de l’intention. Il est évident que la préservation de nos terres et la protection de nos agriculteurs doivent être des priorités nationales. La reconnaissance de la production et du foncier agricole nourricier en tant que SAIV ne pose donc pas un problème de fond.

Toutefois, dans sa mise en œuvre, cette proposition nécessiterait une analyse plus fine que celle proposée par le très court exposé des motifs de la PPR que nous avons devant nous. Celui-ci laisse en effet un certain nombre de questions en suspens :

  • Concrètement, comment la reconnaissance du foncier agricole en SAIV permettrait de lutter contre l’artificialisation des sols, l’achat de nos terres par des investisseurs étrangers ou pourrait encourager la relocalisation de nos productions dans les territoires ?
  • Comment seront désignés les opérateurs d’importance vitale (OIV) parmi la multitude de structures ou d’organisations agricoles ?
  • Quels seront les sites plus particulièrement sensibles visés en Points d’importance vitale (PIV) : les terres d’élevage extensif seront-elles traitées au même rang que les grands vignobles par exemple ?

Par ailleurs, il faut rappeler que l’alimentation est déjà reconnue comme un SAIV. Le ministère de l’agriculture a d’ailleurs publié un « Guide des recommandations pour la protection de la chaine alimentaire contre les risques d’actions malveillantes, criminelles ou terroristes » en 2014. Dans ce cadre, faut-il vraiment envisager la création d’un nouvel SAIV ou un simple « élargissement » de l’existant pourrait-il suffire ?

Même si ces interrogations, essentiellement d’ordre technique, restent entières en l’état du texte de la PPR , nous considérons avec mes collègues du groupe socialiste et républicain, que les questions fondamentales que vous soulevez méritent d’être très sérieusement prises en compte, non seulement par notre Assemblée, mais aussi et surtout par les ministères concernés.

C’est pourquoi nous voterons en faveur de cette proposition de résolution.

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